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graal coupe coeur



 II 

La nuit tombe sur l’île, le village baigne dans une brume lourde et moelleuse où
les palmiers réverbères jettent un coup d’oeil étouffé dans les rues,
lueurs esquissées le long des murs comme pour guider
un somnambule aveugle sur sa route.1


A écouter en passant d’un peu plus près, se distingue nettement un bruit d’intérieur
comme ci quelqu’un s’apprêtait à sortir de chez lui pour un rendez-vous bien particulier.


Là, à droite, au fond d’une petite cour, derrière les arbres,
dans la masse vaporeuse d’un édifice invisible, une porte s’ouvre.
Un nuage de lumière s’en échappe, laisse entrevoir une ombre humaine
qui referme la porte derrière elle, faisant vite disparaître la clarté surnaturelle.


L’individu traverse un jardin pour déboucher sur le trottoir
et se dirige, habillé dans une étoffe de lin blanc, vers le cimetière
où se déroule chaque nuit ce que l’on nomme la Sereine Cérémonie.2


En contournant le grand arbre voyageur aux cent palmes en plumes de paon,
là où le chemin qui mène au sanctuaire serpente en arc de cercle autour,
l’homme lève soudain les yeux au cri funeste d’un rapace en chasse.
Il regarde dans les airs comme pour voir la figure du hurlement.


Mais c’est à peine s’il perçoit le bruissement des ailes de l’oiseau dans l’espace.
Le crépuscule du soir à la relative tranquillité continue à tout envelopper.
Au loin, l’incessante rumeur de la forêt tropicale se fait entendre.


L’inconnu arrive enfin, par la longue allée de baobabs géants, au seuil du cimetière
dont le portique de marbre au-dessus est garni en son milieu
d’une tête de mort coiffée d’une auréole.3


La configuration même de la nécropole est d’autant plus étrange qu’inattendue :
les tombes reposent les unes à côté des autres, formant dans l’ensemble
un imposant cercle plein dont chaque pierre, chaque stèle s’oriente
vers le centre comme pour en souligner la présence funèbre.


Après avoir ouvert la grille d’entrée grinçante et massive, le visiteur rejoint
l’axe du lieu en se faufilant avec prudence, précaution et prestance
entre les sépultures, sur le sol de sable fin qui les ceint.


Au point de convergence de toutes les pierres tombales se dresse une petite plate-forme
où un amas de branches et de feuilles sèches attend d’être allumé pour le rituel.


Accroupit devant, le devin fait étinceler une minuscule flammerole entre ses doigts,
souffle dessus pour l’animer, l’embrasse à l’embraser et lui dit qu’elle est belle.


Le tas de bois s’enflamme alors et fume. 4


L’homme s’assoit en tailleur face au feu, à la manière d’un scribe égyptien,
comme un sage écrivain, nu sous son linceul illuminé par le brasier.


Il se dégage de sa posture une émotion dont les yeux semblent le reflet le plus chaleureux.


Les flammes, elles, s’élèvent et aspirent à brûler de toute leur énergie
dans l’atmosphère de mystère qui émane du cimetière.


Et il n’y a plus de doute, les ombres et lumières que projette le feu se précisent,
deviennent identifiables dans leur transparente apparence.


Sur chaque tombe monte une ombre d’ob, le souffle des ossements.
Debout et toutes tournées en direction du foyer concentrique,
elles écoutent le crépitement des flammèches chanteuses.5


Les vieux os s’éveillent de leur long sommeil mortuaire,
pour se dresser érectiles et peupler le sanctuaire.


Le prêtre païen recueilli tend les paumes de ses mains en avant.


Il se réchauffe.


Puis de ses phalanges écartées, opposées, se dessine un manuscrit de papier qui s’inscrit
dans sa combustion, sublimation, d’un langage appelant de par son caractère,
à renaître, à refaire surface, en signe et sens et pensée, lu et parlé.
Acte ou culte des origines à l’hermétique corps texte.6


Et chaque fantôme s’anime en ouvrant la bouche pour raconter son histoire.
Les flammes réchauffent les paroles et claquent comme un fouet.
De nombreuses fables sont contées chaque nuit.
Le murmure des souvenirs résonne dans le labyrinthe funéraire.
En un multiple symbolique et distinct diabolique palimpseste polyphonique.7


L’écho de toutes ces voix d’outre-tombe s’échoue vers le centre de la place,
sur la page de peau incandescente, il y apparaît puis s’efface au regard
du théurge nécro magicien qui lit sous transe l’écriture vivante.8


Le feu s’attise et ne sait plus où donner de la tête.
Il s’enivre du flot de fumée à la langue volubile renaissante.


Les âmes revivent, elles inhalent et exhalent le souffle de l’air en fusion.


C’est une véritable résurrection, corpus spiritus, à être vu en vie de sous le tombeau,
manifestation d’après la mort, haute gloire d’exaltation, état rêvé d’éveil réveil,
tels des anges aux cieux, avec de vagues ailes volutes et une étincelle d’yeux.


La feuille consacrée du livre dit et délié raconte au lecteur chaman
ces mythes du passé, ces légendes vécues, cette mémoire millénaire.


Le destin de chacun est lisible, l’avenir, à portée de main, déchiffrable.
Éternelles histoires dont l’hymne chantonne dans la douce et moite nuitée.


La lune épurée et pleine au-dessus de l’océan semble flotter, suspendue
ou accrochée, bercée par la rumeur de la Sereine Cérémonie.


Le feu s’éteint peu à peu de lui-même, fatigué de tant de paroles, ivre soul de mots,
à l’agonie mais encore chaud, tout comme les esprits qui s’éclipsent tour à tour,
en s’évaporant et en laissant échapper phosphorescences et autres reflets.


Ils sont libres pour cette fin de nuit de parcourir le monde et les corps,
mais à l’aube, ils reviendront dormir sous leur lit tombal de terre,
à attendre le temps d’un rêve, tout le jour, la nuit tombée,
pour assister à la célébration du manitou sorcier.


Ce dernier maintenant, seul dans le cimetière retrouvé, referme le parchemin virtuel
mêlé des cendres du temps, comme vide de vie puis ouvre les mains au ciel.
D’entre elles le vent éparpille la feuille consumée en poussières.


Les braises soufflées s’évanouissent dans l’éther, au-dessus de la plage et des vagues,
sous la lune resplendissante, sélènite perle dans l’océan céleste de la nuit.


Pa Ocham se relève enfin, s’en retourne à son histoire, mémoire de l’âme miroir,
le regard noir constellé lui d’étoiles.9



k 2000


 NOTA BENE 

mise à jour 06 01 21

• 1  Briller comme un soleil au plus fort de sa chaleur.
Telle une étincelle que promène un allumeur de réverbères.
Sortir dans les rues de la nuit et dans ses brumes.
Ecouter les bruits qui pensent, sentir les âmes des poussières
qui s'éveillent et se promènent au détour de nos narines.
Et être là, seul, laisser le ciel et l'univers prendre place dans le cerveau.
L'esprit bouillonne du sang bleu de comètes voyageuses.
Animer ses mains pour mesurer le temps.
Enfin délirer et sentir un champ de frisson où le corps se loge.
Etre une bête, qui pense seulement par l'instinct et la vie.
Briller comme une étoile et s'accrocher au firmament
et pleurer son plaisir, sa grandeur.
Vivre le temps et ses affinités.
Transformation éclairée par les anges, les souffleurs de braise du soleil.

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• 2  serein : signifie en tant qu’adjectif, le calme provenant d’une noblesse ou d’une paix morale qui n’est pas troublée, pure. Utilisé comme nom masculin, c’est le soir, l’heure calme, tardive mais aussi l’humidité ou la fraîcheur qui tombe après une belle journée.

« Son âme était… sereine comme son regard.» A. FRANCE.

→ Comme une Cérémonie…

« Quand l’obscurité était venue et que le feu des sacrifices était refroidi, tous revêtaient de très belles robes d’azur sombre et ils s’asseyaient à terre, dans les cendres de leur sacrifice sacramentaire.
Alors, dans la nuit, après avoir éteint toutes les lumières autour du sanctuaire, ils jugeaient et subissaient le jugement, si l’un d’eux accusait un autre d’avoir commis quelque infraction.
La justice rendue, ils gravaient les sentences, le jour venu, sur une table d’or, qu’ils consacraient en souvenir.» 

PLATON, Le Critias ou sur l’Atlantide, 356 av. JC.
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• 3   Une place pour le Temps.
Une mystérieuse allée funèbre parmi des arbres ridés par le vent.
Des fantômes s'aventurent sur le sol.
Leurs pas grincent tels des squelettes sur les cailloux.
Un oiseau hurle dans le ciel absent.
Je me sauve dans ma tombe.

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• 4   « J’ai jeté dans le noble feu 1
Que je transporte et que j’adore
De vives mains et même feu
Ce Passé ces têtes de morts
Flamme je fais ce que tu veux […]
Qu’au brasier les flammes renaissent 14
Mon âme au soleil se dévêt […]
Là-haut le théâtre est bâti avec le feu solide 56
Comme les astres dont se nourrit le vide
Et voici le spectacle…»

G. APOLLINAIRE, Alcools, (1913).
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• 5   ob : élément de la préposition latine ob, « en face », « à l’encontre ».
Signifie aussi « devant », « à l’opposé de ».
Ob se change en oc devant un c, en of devant un f.
Obstacle, obstruer, obséder (sedere = s’asseoir ; se placer devant quelqu’un), occurence, occasion (casus = chute ; ce qui tombe, ce qui se présente devant, rencontre), occiput, offrir (porter devant, mettre à la disposition de quelqu’un),
offusquer (fuscare = faire ombre ; empêcher de voir ou d’être vu)

Ob égyptien : souffle des ossements. Double. Vestige de l'état humain. Ombre.
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• 6   sublimation : élévation dans les airs, haut. Exaltation, purification
Passage d’un corps de l’état solide à l’état gazeux, vapeur.
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• 7   palimpseste : parchemin manuscrit dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte.
« L’immense et compliqué palimpseste de la mémoire.» C. BAUDELAIRE.
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• 8   nécromancie : science occulte qui prétend évoquer les morts pour obtenir d’eux des révélations de toutes sortes, particulièrement sur l’avenir. Voir spiritisme…

théurgie : opération divine. Magie faisant appel aux divinités célestes et aux esprits surnaturels dont l'homme utilise les pouvoirs.
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• 9   Le chaman « ferme ses yeux, pour mieux se concentrer; quand il les ouvre, ils sont sans regard, comme aveugles. C’est vers un autre monde que les yeux du chaman sont tournés.» M. MERCIER, Chamanisme et chamans, p. 89.

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