_Bhagavat_

II. Les trois sages


MAITREYA

J'étais jeune et jouais dans le vallon natal,

Au bord des bleus étangs et des lacs de cristal

Où les poules nageaient, où cygnes et sarcelles

Faisaient étinceler les perles de leurs ailes,

Dans les bois odorants, de rosée embellis,

Où sur l'écorce d'or chantaient les bengalis,(+)

Et j'aperçus, semblable à l'Aurore céleste,

La vierge aux doux yeux longs, gracieuse et modeste,

Qui de loin s'avançait, foulant les gazons verts.

Ses pieds blancs résonnaient de mille anneaux couverts ;

Sa voix harmonieuse était comme l'abeille

Qui murmure et s'enivre à ta coupe vermeille,

Belle rose ! et l'amour ondulait dans son sein.

Les bengalis charmés, la suivant par essaim,

Allaient boire le miel de ses lèvres pourprées.

Ses longs cheveux, pareils à des lueurs dorées,

Ruisselaient mollement sur son cou délicat ;

Et moi, j'étais baigné de leur divin éclat !

Le souffle frais des bois de ses deux seins de neige

Ecartait le tissu léger qui les protège;

D'invisibles oiseaux chantaient pleins de douceur,

Et toute sa beauté rayonnait dans mon coeur !

Je n'ai pas su le nom de l'Apsara (+) rapide.

Que ses pieds étaient blancs sur le gazon humide !

Et j'ai suivi longtemps, sans l'atteindre jamais,

La jeune Illusion qu'en mes beaux jours j'aimais.

O contemplation de l'Essence des choses,

Efface de mon coeur ces pieds, ces lèvres roses,

Et ces tresses de flamme et ces yeux doux et noirs

Qui troublent le repos des austères devoirs,

Sous les figuiers divins, le Lotus à cent feuilles,

Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m'accueilles,

Puissé-le, libre enfin de ce désir amer,

M'ensevelir en toi comme on plonge à la mer !



NARADA

Que de jours disparus ! Toujours prompte à la tâche,

Durant la nuit, ma mère allait traire la vache

Le serpent de Kala la mordit en chemin,

Et ma mère mourut, pâle, le lendemain.

Comme un enfant privé du seul être qui l'aime,

Moi, je me lamentais dans ma douleur suprême.

De vallée en colline et de fleuve en forêts,

Sombre, cheveux épars, et gémissant, j'errais

A travers les grands monts et les riches contrées,

Les agrestes hameaux et les villes sacrées,

Sous le soleil qui brûle et dévore, et souvent

Poussant des cris d'angoisse emportés par le vent.

Dans le bois redoutable, ou sous l'aride nue,

Les chacals discordants saluaient ma venue,

Et la plainte arrachée à mon coeur soucieux

Eveillait la chouette aux cris injurieux.

Venu, pour y dormir, dans ce lieu solitaire,

Au pied d'un pippala je m'assis sur la terre ;

Et je vis une autre âme en mon âme, et mes yeux

Voyaient croître sur l'onde un lotus merveilleux ;


Et, du sein entr'ouvert de la fleur éternelle,

Sortait une clarté qui m'attirait vers elle.

Depuis, pareils aux flots se déroulant toujours,

Dans cette vision j'ai consumé mes jours ;

Mais la source des pleurs n'est point tarie encore.

Dans l'ombre de ma nuit ta clarté que j'adore

Parfois s'est éclipsée, et son retour est lent,

Des êtres et des Dieux ô le plus excellent !

Sous les figuiers divins, le Lotus à cent feuilles,

Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m'accueilles,

Puissé-je, délivré du souvenir amer,

M'ensevelir en toi comme un fleuve à la mer !



ANGIRA

J'ai vécu, l'oeil fixé sur la source de l'Etre,

Et j'ai laissé mourir mon coeur pour mieux connaître.

Les sages m'ont parlé, sur l'antilope assis,

Et j'ai tendu l'oreille aux augustes récits ;

Mais le doute toujours appesantit ma face,

Et l'enseignement pur de mon esprit s'efface.

Je suis très malheureux, mes frères, entre tous.

Mon mal intérieur n'est pas connu de vous ;

Et si mes yeux parfois s'ouvrent à la lumière,

Bientôt la nuit épaisse obscurcit ma paupière.

Hélas ! l'homme, la mer, les bois sont agités ;

Mais celui qui persiste en ses austérités,

Celui qui, toujours plein de leur sublime image,

Dirige vers les Dieux son immobile hommage,

Ferme aux tentations de ce monde apparent,

Voit luire Bhagavat dans son coeur transparent.

Tout resplendit, cité, plaine, vallon, montagne ;

Des nuages de fleurs rougissent la campagne ;

Il écoute, ravi, les choeurs harmonieux

Des Kinnaras sacrés, des femmes aux beaux yeux ;

Et des flots de lumière enveloppent le monde.

Le vain bonheur des sens s'écoule comme l'onde,

Les voluptés d'hier reposent dans l'oubli ;

Rien qui dans le néant ne roule enseveli ;

Rien qui puisse apaiser ta soif inexorable,

O passion avide, ô doute insatiable,

Si ce n'est le plus doux et le plus beau des Dieux.

Sans lui tout me consume et tout m'est odieux.

Sous les figuiers divins, le Lotus à cent feuilles,

Bienheureux Bhagavat, si jamais tu m'accueilles,

Puissé-je, ô Bhagavat, chassant le doute amer,

M'ensevelir en toi comme on plonge à la mer !



gauche left fleche ancre haut droite right fleche

ligne de basse